Desrousseaux le musicien
@BmL, Fonds Humbert dossier 9-2 n°29a |
Alexandre Desrousseaux n'a pas eu de formation musicale approfondie. Il est violoniste autodidacte. Il a suivi les cours gratuits de solfège et harmonie du Conservatoire de Lille, et appris la clarinette au service militaire. Si l'on considère leur structure, ses airs originaux sont extrêmement peu variés en matière de tonalité, de rythme et de tempo ; ils sont parfaitement appropriés à l'usage chansonnier, et ne témoignent pas d'une culture musicale sérieuse, ni d'une inventivité remarquable.
Pourtant il écrit lui-même les airs (ou timbres comme disent les spécialistes) de près de la moitié de ses chansons (125 sur 246, selon le décompte d'Eric Lemaire, soit 92 compositions originales, si l'on tient compte des réemplois). Pourquoi écrit-il lui même les airs de ses chansons ? La légende veut que ce soit à l'occasion de la Canchon-Dormoire qu'il ait écrit sa première composition. En réalité les premières chansons dont il ait écrit la musique sont Le Voyage à Dunkerque en train de plaisir et l'Habit d'min grand-père. Suivent, dans le deuxième volume, la chanson-préface : A mes canchons, puis la Canchon-Dormoire et presque toutes les suivantes. Faut-il y voir un effet de l'extension du droit d'auteur (reconnu pour les compositeurs en 1851) ? C'est peu probable, étant donné le fait que cette césure n'est pas du tout sensible dans la pratique de ses collègues du Nord. Un moyen de contourner la traque des chansons subversives sous le second Empire ? C'est déjà plus vraisemblable. Ou simplement le fait qu'il ait pris plaisir à inventer ses musiques, ce qui permettait de s'adapter complètement au sens du texte et aux contraintes de l'interprétation ? Peut-être bien.
A l'exception de ces romances, les airs de Desrousseaux ont tous un air de famille : ce sont des airs majeurs, vifs, simples, propres à la danse. Quand les mélodies sont harmonisées pour piano, l'harmonie est généralement élémentaire : ce n'est jamais un contre-chant, mais plutôt un accompagnement dans le style de celui de la romance, qui se contente d'introduire le thème, de de marquer la dominante et la tonique, et soutient le chant. Ce sont des airs de chanteur, plus que de compositeur. Desrousseaux a une réputation de chanteur comique. Sur les programmes, il est inscrit à la dernière place avant l'entracte et à la fin du concert (après l'écoute de musique savante, en guise de détente). Cette homogénéité est encore augmentée par le réemploi très systématique que fait le chansonnier de ses compositions.
Ses inspirations...
Initialement, comme tous les chansonniers de son temps, Desrousseaux puise à plusieurs sources. D'une part, il emprunte à la tradition populaire pour une dizaine de chansons. Il choisit l'air de Cadet Rousselle pour Jacquo le balou (vol. 1), « Bonjour mon ami Vincent » pour Une femme discrète (vol. 1*) ; « Tous les bourgeois de Chartres » pour Ro bo (vol. 1 : Le roi boit) ; « Il était un p'tit homme » pour Le Marchand de macarons (vol. 2), L' craqueu (vol. 3 ; le craqueu signifie le vantard), Les Tribulations d'un amoureux (vol. 5) ; « Mon galoubet » pour Viv' l' Broutteux (vol. 5).
Tous ces emplois sont conformes à l'usage, dans la mesure où il y a une continuité thématique entre la chanson de référence et la chanson nouvelle.
Quant il ne choisit pas ses airs dans la tradition populaire, Desrousseaux écrit sur des airs de chansonniers du XVIIIe siècle, Collé (« Le Curé de Pomponne »), Vadé (« Un jour à Fanchon j'dis ma fille » pour L'Homme propose, vol. 3), Gouffé (« J'ons un curé patriote » pour Les Deux Commères vol. 1 et Le Sergent de chœur vol. 3 ; «On dit que je suis sans malice » pour Les Amours de Jeannette vol.1), ou Désaugiers. Cet ensemble de références reste relativement peu fréquente : moins de dix chansons s'y rapportent. La tradition du Caveau, comme on peut le comprendre, est mieux représentée chez les chansonniers parisiens.
Desrousseaux emprunte également volontiers des airs au auteurs du théâtre lyrique du XVIIIe, à Favart , Dezède (« V'la c' que c'est d'aller au bois » pour Histoire d'un biau garchon), Dalayrac (« A l'eau, à l'eau » pour Le Marchand de pommes de terre vol.1)... Et comme pour tous les chansonniers contemporains, le vaudeville est le répertoire le plus sollicité avec « La Catacoua » pour Brûle-Maison, « Ramonez-ci, ramonez-là » pour le Voyage à Paris en train de plaisir (vol.1) et bien d'autres.
Au total, le choix des timbres est tout à fait conforme à l'usage des chansonniers, qui puisent dans la Clef du Caveau, réparti assez équitablement entre ces trois ensembles, avec un avantage pour les airs issus de vaudevilles. Il diffère largement de celui de Béranger (1780-1857) par une beaucoup moins grande amplitude, et un recours bien plus rare au théâtre lyrique contemporain (Doche et Tourterelle, très appréciés et utilisés par Béranger), en somme une dimension beaucoup moins « parisienne », ce qui est logique.
De plus, bien entendu, et là aussi comme tout le monde sous la Monarchie de Juillet, Desrousseaux emprunte surtout les timbres de Béranger. Eric Lemaire en a compté 18. En réalité, ce sont certainement davantage de timbres que Desrousseaux a connu via Béranger, beaucoup de ceux issus de la Clef du Caveau circulant essentiellement à la fin de la monarchie de Juillet et sous le second Empire siècle grâce à ses chansons. Je suppose que c'est pour cela que Desrousseaux les a choisis, dans la mesure où il existe un lien entre la chanson de Béranger et celle de son émule.
Son influence...
Les camarades chansonniers de Desrousseaux reprennent évidemment de préférence les mélodies les plus populaires, à commencer par celle du Petit Quinquin . Après avoir illustré la sortie de messe de mariage de Desrousseaux lui-même en 1856, elle passe au théâtre (La Femme aux œufs d'or, vaudeville de Dumanoir et Clairville au grand théâtre de Lille avril 1857) puis porte des quadrilles, le premier composé en 1858 par le chef de musique des dragons, J. Jacob, d'autres par Narcisse Bousquet à Paris, et Coqterre, chef de musique du 13e régiment d'artillerie à Lille. Elle devient même un pas redoublé sous la baguette de Rodolphe Kakosky, chef de musique du 43e RI. Sa notoriété est telle qu'elle figure dans Severo Torticoli, en 1884 à l'Eden Concert, à Paris, puis dans la revue « La Mère Quentin » au théâtre des variétés de Lille février 1891.
La diffusion des airs de Desrousseaux par les musiques militaires va parfois jusqu'au contresens, comme le montre Jacques Landrecies au sujet du Petit Quinquin . Écrite sur un tempo relativement lent (andantino), la chanson, devenue marche militaire, polka, quadrille, devient un air rapide et entraînant qui n'a plus qu'un rapport lointain avec une berceuse.
Localement, de nombreuses chansons de carnaval sont écrites sur des timbres de Desrousseaux notamment Mimi Lamour, Madeleine, Le P'tit sergent sans moustache, le Carnaval et la Canchon dormoire.
Pour conclure, le rapport de Desrousseaux à la musique est tout à fait caractéristique de la façon dont les chansonniers populaires envisagent la mélodie. Pour eux, composer n'est pas un but en soi, mais un moyen de porter leurs chansons. La musique, presque toujours facile, rapide, dansante, est aussi un moyen de tisser des liens entre les répertoires et les chansonniers eux-mêmes. Elle porte la mémoire d'une pratique populaire à la fois immémoriale et ancrée dans l'actualité.
Sophie-Anne Leterrier (CREHS, Université d'Artois)
*les volumes renvoient à ceux des Chansons et pasquilles d'A. Desrousseaux
Pour en savoir plus
Vous pouvez télécharger l'article complet de Sophie-Anne Leterrier
Vous pouvez emprunter l'ouvrage du musicologue Eric Lemaire